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APPROCHE HISTORIQUE - SANTÉ ET SÉCURITÉ | LES TRAVAILLEURS DANS LES PORTS FRANÇAIS

MICHEL PIGENET PROFESSEUR UNIVERSITÉ PARIS 1 PANTHÉON SORBONNE

On sait la place de « l’homme fort » dans la représentation laudative des travailleurs et la symbolique du mouvement ouvrier. Elle coexiste avec, celle, doloriste, de l’exploité participe de l’ambivalence d’une contestation soucieuse, simultanément, d’affirmer la puissance déterminée de l’acteur prolétarien et de dénoncer l’inhumanité de sa condition. Le constat vaut pour les dockers dont l’exposition aux dangers et la pénibilité du travail concourt à la cohésion du groupe autour de références viriles dans le même temps où elle contribue à les maintenir aux marges du salariat ordinaire (M. Pigenet, 2001a, 5-25). De fait, la profession n’est pas de celle que l’on exerce impunément.

- LES RISQUES DU MÉTIER -

En 1992, année d’une réforme majeure du statut en vigueur depuis la Libération, la proportion des accidentés du travail atteint le taux record de 54,8 % parmi les ouvriers de la manutention des ports maritimes, classés en tête de tous les salariés affiliés à la CNAM. Indépendamment des fluctuations annuelles, les statistiques disponibles maintiennent les dockers à cette peu enviable première place. Près d’un quart de siècle plus tôt, en 1969, ils précèdent de loin, avec un taux de 56,2 %, les ouvriers des travaux publics maritimes et fluviaux - 30,4 %. A cette même date, la gravité des blessures redouble les effets de leur fréquence : 13,01 % des accidents enregistrés autour des quais entraînent une incapacité permanente quand la moyenne est de 10,7 % pour l’ensemble des salariés. Le phénomène est antérieur, notons-le, à l’industrialisation de la manutention portuaire qui accompagne la conteneurisation. Pour la période allant de 1947 au premier semestre 1951, la fréquence des accidents dans les vingt-trois principaux ports français est cinq à sept fois supérieure à celle observée dans l’ensemble du salariat, tandis que la durée des arrêts de travail y est de vingt jours contre dix pour le reste des actifs.

Ces spécificités anciennes n’ont pas manqué de retenir l’attention des hygiénistes et des fonctionnaires du XIXe siècle, sensibles aux atmosphères physiques et aux conditions de travail. En 1830, Parent-Duchâtelet analyse les conséquences sur la santé des débardeurs parisiens de la Ville de Paris de l’immersion prolongée de leurs membres inférieurs dans l’eau froide. Sept décennies plus tard, Armand Imbert, pionnier des études de poste, souligne, en concertation avec des syndiqués sétois, les facteurs de surmenage et l’influence de celui-ci sur la survenue d’accidents (A. Imbert et M. Mestre, 1904).

La manutention constitue, il est vrai, une phase délicate du procès de production et de circulation. Toutes branches confondues, les ruptures de charge cumulent le tiers des accidents recensés (B. Van De Vyver, 1985, 84). Chutes des hommes à terre, à l’eau ou dans les cales, heurts de bennes ou charges, lâchages de filins ou de crochets, écrasement sous une palanquée ou entre deux wagons en manoeuvre alimentent la chronique tragique des ports. Les tâches effectuées en plein air exposent aux glissades et aux chutes en cas de pluie, aux ardeurs du soleil estival et aux morsures du gel hivernal, pour ne rien dire de la dureté du travail en cales frigorifiques. Il faut également compter avec l’encombrement des terre-pleins où les camions et les wagons se croisent et circulent parfois à vive allure... L’état du matériel, en premier lieu des élingues et des crochets, la médiocrité ou l’absence d’éclairage à bord ou sur les quais, la vétusté des navires auxquels on accède par des planches, des échelles ou des échafaudages hors d‘usage, accroissent la probabilité d’un malheur.

La manutention constitue, il est vrai, une phase délicate du procès de production et de circulation. Toutes branches confondues, les ruptures de charge cumulent le tiers des accidents recensés (B. Van De Vyver, 1985, 84). Chutes des hommes à terre, à l’eau ou dans les cales, heurts de bennes ou charges, lâchages de filins ou de crochets, écrasement sous une palanquée ou entre deux wagons en manoeuvre alimentent la chronique tragique des ports. Les tâches effectuées en plein air exposent aux glissades et aux chutes en cas de pluie, aux ardeurs du soleil estival et aux morsures du gel hivernal, pour ne rien dire de la dureté du travail en cales frigorifiques. Il faut également compter avec l’encombrement des terre-pleins où les camions et les wagons se croisent et circulent parfois à vive allure... L’état du matériel, en premier lieu des élingues et des crochets, la médiocrité ou l’absence d’éclairage à bord ou sur les quais, la vétusté des navires auxquels on accède par des planches, des échelles ou des échafaudages hors d‘usage, accroissent la probabilité d’un malheur.

La nature et le mode de conditionnement des marchandises entrent aussi en ligne de compte. Ils induisent la taille et le poids des colis, à l’exemple des sacs de plus d’un quintal d’autrefois, le type d’outils requis, telles ces brouettes « carolines » capables de supporter des charges d’une demi-tonne. L’aspect physique contribue à l’évaluation de la difficulté et du danger du travail. Les dockers expérimentés connaissent l’instabilité des billes de bois et des « rondins gras » sur lesquels les pieds dérapent. La peau des bras et des épaules s’écorche au contact des arêtes de poissons ou de la dureté des pains de sucre, l’appareil respiratoire et les yeux s’encrassent dans les nuages de poussières que provoque le maniement des céréales, du charbon, des minerais, du ciment, du soufre, de l’amiante et du brai redouté par les dockers. La nocivité chimique des pyrites ou des phosphates le dispute à celle, organique, des aliments avariés, des peaux et des laines souillées, parasitées par la vermine et les rats...

Les procès-verbaux égrènent la litanie des entorses, des lumbagos et des hernies, des membres fracturés ou amputés, des maladies infectieuses - charbon, septicémie, tuberculose -, des asphyxies et intoxications gazeuses dues aux engins motorisés mobilisés dans les soutes, des mycoses externes et internes, des brûlures et engelures, des irritations des yeux, muqueuses, voies respiratoires et digestives, des ulcères et des cancers. Trop sollicités, les corps se déforment, les articulations s’enflamment, la colonne vertébrale se rigidifie, le coeur se dérègle. Jour après jour s’installe une « fatigue qui vous arrache tous réflexes ». Entre 1947 et 1962, 58,2 % des accidents rouennais se produisent l’après-midi (S. Coutant, 1996, 125). Le risque décuple à l’issue d’heures supplémentaires, des vacations nocturnes ou, pire, en cas de « doublage », pratique alors courante. La fréquence s’accroît en fin de semaine. Avec l’âge, les périodes de récupération ne suffisent plus à effacer une lassitude envahissante. Les effets de l’intensification du travail n’épargnent personne. Leurs manifestations se prolongent loin du port. De retour chez eux, les ouvriers, « brisés, épuisés, vidés » et « taciturnes », aux dires de leurs proches, sombrent vite dans un sommeil agité.

L’usure de l’organisme engendre un vieillissement prématuré. Les contremaîtres, voire le collectif ouvrier, ne s’y trompent pas : à Bordeaux, le syndicat s’indigne du sort de dockers « usés à 52 ans » et chassés des bordées par des collègues plus jeunes. Peu à peu, les militants imposent l’inscription dans les accords locaux de clauses d’emplois réservés aux travailleurs âgés ou handicapés. Au milieu des années 1960, un rapport officiel confirme que bien peu d’ouvriers entrés jeunes dans la profession parviennent à l’exercer jusqu’à l’âge de la retraite. Le ministre l’admet qui, pour mettre fin à une longue épreuve de forces, concède l’assouplissement des conditions de départ en préretraite pour inaptitude. Souvent, la mort prend les devant. Quelques années plus tôt, une enquête a révélé qu’à 21 ans, l’espérance de vie des dockers était inférieure de onze ans à celle de la moyenne de leurs compatriotes.

La motorisation et la mécanisation tardive, mais accélérée, de la décennie 1970 ont des conséquences contradictoires. Elles allègent les tâches musculaires sans supprimer le caractère physique du travail. L’absence fréquente de portiques à nacelle oblige les hommes à escalader les conteneurs pour préparer leur accrochage, puis à sauter du caisson métallique avant son enlèvement. Le déplacement de chariots élévateurs inadaptés à la circulation sur les faux-ponts contraint leurs conducteurs à des acrobaties périlleuses. Le ballet des bennes géantes ou des lourds et volumineux conteneurs, la vitesse d’engins toujours plus puissants interdisent le moindre faux-pas et défaut de vigilance. Mais d’autres maux, sociaux ceux-là, accompagnent ces nouveaux risques. Suite à la mensualisation, en 1992, du gros des dockers, désormais rattachés aux entreprises, le prolétariat des intérimaires renoue avec la vieille angoisse de l’incertitude du lendemain. Postés chaque soir près de leur téléphone, ses membres attendent l’appel qui les convoquera pour le shift du lendemain matin. Embauchés au jour le jour avec une assurance sociale minimale, ils ne jouissent d’aucune garantie contre un possible accident sur le trajet qui les mène de leur domicile au port.

- « PRENDRE SUR SOI » : COMPOSER AVEC LE DANGER ET LA SOUFFRANCE -

Longtemps, l’intermittence a réglé l’embauche portuaire au gré du mouvement irrégulier des navires. Recrutés à la vacation - 4 heures - ou au shift - 8 heures -, après l’avoir parfois été à l’heure, les dockers sont passés par tous les modes de flexibilité. Cette situation a favorisé le recours durable à des intermédiaires chargés par les employeurs de sélectionner les hommes et de les rémunérer (M. Pigenet, 2001a, 5-25). La mémoire ouvrière entretient le souvenir de la brutalité des contremaîtres avant que les syndicats ne s’en mêlent. A Port-Saint-Louis-du-Rhône, il est question de jetons d’embauche lancés à la volée, à Boulogne de pelles sur lesquelles les dockers sont invités à se ruer. Choisis pour leur « main de fer », leur aptitude aux « coups de gueule » et le gabarit qui les autorise, beaucoup de contremaîtres joignent les voies de fait aux cris et aux insultes. L’un des principaux objectifs des syndicats est, partout, de faire reculer le caïdat qui contraint les ouvriers à « marcher sur le ventre » et assure la cohésion du système de marchandage, d’exploitation en cascade et de clientélisme en vigueur dans les ports. La loi de 1947 a entamé, sinon anéanti, le pouvoir des contremaîtres au profit des bureaux centraux de la main-d’oeuvre - BCMO - et des syndicats (M. Pigenet, 2001b).

Des décennies durant, les patrons ont été dispensés d’investir dans l’achat des coûteux équipements de levage fournies par les chambres de Commerce, les ports autonomes, voire les compagnies de navigation. Loueurs d’hommes plus que véritables chefs d’entreprise, experts en marchandage et en affaires traitées au coup par coup, beaucoup ne se sentent pas de devoirs particuliers envers les travailleurs embauchée sous le plus éphémère des contrats. Quand bien même des centaines ou des milliers d’ouvriers se pressent quotidiennement sur les quais, beaucoup de ces derniers resteront dépourvus, jusqu’à des dates très avancées, de toilettes et de douches. Au début des années 1950, un rapport officiel évoque, à Bordeaux, un « matériel à bout de souffle », déplore l’absence, à La Rochelle, de protection contre le brai et s’inquiète des risques pris par les dockers de Dunkerque. En 1956, dix des seize boîtes à pharmacie accessibles près des chantiers rouennais satisfont aux normes. Si l’administration s’efforce, avec une constance inégale, de fixer des règles de sécurité, l’impératif productif prévaut chez les ingénieurs en chef des Pont et Chaussées, à la fois inspecteurs du travail et directeurs des ports. Sollicités par la Fédération CGT des Ports et Docks en 1951, tous se déclarent soucieux de prévenir les accidents, mais peu vont jusqu’à impulser la création de CHS. Au plus haut niveau, l’Etat légifère à pas comptés. Adoptée en 1932, la convention internationale sur les conditions de travail dans la manutention attendra vingt-deux ans avant d’être ratifiée par la France.

La passivité patronale serait plus grande si l’insécurité n’avait un coût pour les entreprises. Dès avant la Première Guerre mondiale, les manutentionnaires déplorent le montant des primes versées aux compagnies d’assurances au titre du « risque accident ». Les récriminations redoublent à la Libération. Bénéficiaires, pour tous les autres domaines de la Sécurité sociale, d’un mode de cotisation fondé sur la seule prise en compte du salaire de base, fréquemment inférieur à plus de la moitié de la rémunération réelle, les employeurs renâclent devant le principe d’avoir à supporter le prix de la dangerosité de la branche. La surcotisation qui en résulte, rarement inférieure à 20 % du salaire de base, atteindra jusqu’à 102 % avant d’être plafonnée à 35 %. L’intrusion de l’insécurité dans les bilans oblige le patronat à réagir. L’approche du problème en termes de charges le pousse vers des solutions financières. A plusieurs reprises, l’UNIM offre de troquer les modalités de calcul de l’indemnisation contre la revalorisation du salaire de base et l’élargissement de l’assiette des autres cotisations. Sur le fond, les employeurs lient très tôt la résolution de la question à la mise en oeuvre d’une mensualisation négociée port par port, en clair, à la révision radicale du système de péréquation nationale né du compromis législatif de 1947.

« Plus le travail était dur, meilleure était l’entente ». De Port-Saint-Louis-du-Rhône à Rouen, les témoignages insistent sur l’indispensable cohésion des équipes occupées à des tâches réputées dangereuses. « La peur stimule la coopération » (C. Dejours, 1987, 228). La sécurité de chacun repose sur la vigilance du collectif de base. Nul ne l’ignore et l’expérience soude durablement les hommes. De fait, les travaux s’organisent au sein de groupes stables dont les membres se connaissent, ont appris à coordonner leurs gestes et leurs efforts. Fonctionnelle, cette coopération entre égaux repose sur la force de liens extraprofessionnels qui, de l’amitié à la parenté, interviennent dans les procédures de recrutement et de formation des équipes. A cet échelon élémentaire, la solidarité s’éprouve aussi pour prévenir les accidents, retarder l’usure des corps et y faire face. Tandis que la profession se ferme aux jeunes de moins de 18 ans, des traditions d’inspiration compagnonniques maintiennent, en plein XXe siècle, la coutume des visites aux accidentés et aux malades, font obligation d’assister aux obsèques des camarades décédés et de verser aux collectes organisées à l’intention des veuves et des orphelins. Elles expliquent la précocité et la longévité, dans un cadre plus institutionnel, d’oeuvres corporatives, depuis les diverses caisses de secours jusqu’aux cliniques syndicales que soutiennent indistinctement militants « réformistes » et « révolutionnaires ».

L’autonomie des équipes autorise d’autres pratiques peu ou prou préventives, typiques du quotidien de l’entraide ouvrière à l’exemple de l’attribution de tâches spécifiques, tel le guidage du mouvement des grues depuis le pont du navire, aux camarades mal en point. Elles vont jusqu’à dispenser un ancien ou un convalescent de participer aux travail. On se gardera d’une vision idyllique des réalités portuaires. La solidarité coexiste avec l’égoïsme d’équipe qu’illustre le souci récurrent d’accaparer les chantiers les moins risqués et les plus rémunérateurs.

La chasse aux primes de rendement et le « doublage » des journées. Le code des valeurs qui structure la culture docker justifie les risques pris. Composante d’une « stratégie de défense collective » (C. Dejours, 1998), la référence permanente au courage, à l’endurance et à la force renvoient aux qualités qui, historiquement, ont conditionné l’exercice de la profession, lesquelles se déclinent en variantes régionales. A Dunkerque, le tempérament local sert à excuser tant bien que mal une ardeur jugée excessive dans les instances syndicales. « Habitués à travailler dur comme cela se fait dans le Nord », plaide un militant convaincu que ses camarades « ne peuvent pas rester sans rien faire ». En tout état de cause, le collectif régente les comportements individuels. Pour le meilleur et pour le pire. Nul ne saurait se dérober. « La profession de docker était une profession où le gars n’hésitait pas, hein ! », rappelle un ancien (E. Guillaud, 1994, 176). Selon un schéma voisin de celui observé dans d’autres métiers difficiles, le danger, plus défié que nié, entretient une tension permanente intériorisée dont l’accident, grave ou proche, dévoile la nature : la peur de l’atteinte à l’intégrité corporelle et de la mort. De ce point de vue, l’alcoolisme, régulièrement associé à l’effort physique, aux anciennes procédures d’embauche et à la sociabilité ouvrière, réprime à sa manière une angoisse paralysante. Au risque de précipiter le drame redouté.

Amenés, bon gré mal gré, à « prendre sur eux », les dockers savent tirer parti de ce qui les menace. Sous les vocables de « macadam » et de « marron », derrière les expressions « prendre son jeton » ou « casser son croc », la fraude à l’accident ou à la maladie est aussi vieille que leur indemnisation. Les employeurs lui attribuent une part non négligeable des accidents recensés, mais la tolère pour peu qu’elle reste dans les limites du « raisonnable ». Pour leur part, les dockers tiennent le « marron », à l’égal du « grappillage », pour un droit acquis en contrepartie de conditions de travail éprouvantes. Au pire, la douleur et le handicap durable d’une mutilation volontaire peuvent paraître préférables, avec rente à la clé, à la souffrance des travaux quotidiens. Sans aller jusque-là, des ouvriers prennent moins de risques à invoquer de plausibles douleurs articulaires ou dorsales que les médecins enregistrent sans pouvoir les contester. Sur cette pente, la tentation existe, quand l’occasion se présente, d’exagérer les symptômes d’une pathologie. Les disparités constatées dans la fréquence et la durée des interruptions temporaires d’activité mettent à jour des pratiques irréductibles aux marchandises, à l’état des équipements et à l’inégal effort de prévention. A l’évidence, les coutumes locales ont leur part dans les écarts des taux de cotisation relevés qui, pour la période 1957-1960, s’étirent de près de 70 % (Sète) à 16 % (Le Havre).

Par-delà les traditions locales, la fraude est d’abord la conséquence de l’intermittence. Avant la Seconde Guerre mondiale, les procédures d’embauche préservent l’anonymat, condition préalable aux trafics et combines chères à certaines franges du monde portuaire. Le « macadam », « moyen de survie » de l’avis d’un militant (S. Coutant, 1996, 154), supplée aux lacunes de l’indemnisation du chômage partiel inhérent à la profession. Les avancées de la loi statutaire de 1947 ne suffisent pas, cependant, à éradiquer des pratiques qu’entretient la supériorité de l’indemnisation des journées perdues pour cause d’accident sur la garantie accordée en cas de vacation chômée. Au début des années 1950, la première peut atteindre le triple de la seconde. La grave crise sociale qui affecte alors l’ensemble les ports français a épuisé les droits, limités à cent vacations chômées par semestre, de nombreux dockers condamnés à se débrouiller... Les organismes prestataires ne sont pas dupes qui soulignent le « paradoxe » d’une hausse soudaine des accidents déclarés dès que l’activité décroît.

Les statistiques mettent à jour des tactiques encouragées par le mode de calcul de l’indemnité journalière. Calculée sur la base des revenus perçus dans la période qui précède l’arrêt de travail, mieux vaut que celui-ci survienne au sortir d’une série de vacations ou de shifts très rémunérateurs. Le recul du chômage ne met pas fin aux fraudes que les ouvriers les plus expérimentés présentent comme un moyen d’échapper à l’impôt après les augmentations de salaires des années 1968. Consciente des excès commis dans plusieurs sites et des menaces qu’ils font courir au système social portuaire, la Fédération CGT circonscrit les « pirates », condamne « l’absentéisme d’une petite minorité de tire-au-flanc », mais se refuse « à jouer les flics ».

- « DOCKER, TON CORPS EST À TOI » OU LES ALÉAS D'UNE AMBITION VITALE -

Promptes à dénoncer les abus, les organisations ouvrières n’ont jamais reculé devant la mise en cause nominale, par voie de presse et de tracts, de contremaîtres et d’employeurs. Les accidents graves ou mortels sont toujours l’occasion de flétrir l’exploitation. La reconnaissance des maladies professionnelle n’est pas oubliée, tandis que les délégués se soucient du devenir des travailleurs handicapés et âgés. En matière de sécurité, les syndicats bataillent dès les années 1920 pour l’élection de délégués révocables et dotés de réels pouvoirs. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ils réclament la constitution de CHS actifs et représentatifs, revendication satisfaite en 1959. En leur absence ou face à une violation caractérisée d’une convention de site, certains dirigeants syndicaux prônent l’action directe, ordonnent l’interruption d’opérations jugées dangereuses, exigent des mesures immédiates de protection ou le remplacement des matériels défectueux. Le refus de travailler se manifeste aussi en cas d’intempéries. Malgré la levée, en 1946, au nom de l’intérêt national, de l’interdit fédéral sur le travail au rendement, les Havrais restent fidèles aux positions antérieures. Tout au plus concèdent-ils, en 1954, le principe d’une « prime d’intéressement » dont ils obtiennent que le calcul et le versement soient collectifs : « tant pis pour ceux qui ont fourni plus, ils ont fait l’effort pour les copains », résume un militant. En marge des accords ratifiés, il est d’autre part de règle d’effectuer les tâches pénibles « à la volée », pratique restrictive par laquelle les hommes, scindés en deux groupes, alternent phases de travail et de repos au cours d’une vacation. Si le syndicat ne reprend pas à son compte la coutume, ils ne la proscrit pas, et, pour tout dire, se félicite de ce que, au Havre, on puisse « s’arrêter avant de suer ». Partout, à chaque renouvellement des conventions locales, la charge maximale des palanquées, des sacs, des brouettes et des diables, le nombre d’hommes par équipe, etc., sont discutés pied à pied. Une fois l’accord signé, les délégués consacrent beaucoup de temps à sillonner les quais et à visiter les cales afin d’en contrôler le stricte respect.

Condition d’une authentique politique de prévention, cette vigilance s’enracine dans une histoire où les questions de sécurité participent, à l’instar du combat pour la réduction de la durée des vacations ou la maîtrise de l’embauche, d’une stratégie tournée vers le contrôle du marché du travail, moyen privilégié de limitation du chômage, gage de salaires convenables. En ce sens, la sécurité stricto sensu, plus sensible dans les ports que dans maintes professions, ne passe pas moins au second plan de programmes revendicatifs prioritairement centrés sur les aspects quantitatifs du statut salarial dont il s’agit surtout de monnayer les désagréments et les risques. Aussi bien les Havrais, adversaires obstinés de l’intensification du travail, ne songent pas un instant à abandonner les shifts de 8 heures, mieux à mêmes d’assurer des journées complètes d’activité, fussent-elles synonymes d’un surcroît de fatigue propice aux accidents. On peut également s’interroger, sinon sur la sincérité, du moins sur la profondeur de préoccupations sécuritaires avancées pour étayer les demandes de majoration des heures supplémentaires, des travaux nocturnes ou dominicaux. Le doute vaut aussi à propos de la négociation des primes de salissures applicables aux marchandises connues pour leur nocivité (E. Guillaud, 1994, 198). La pression en faveur de la création de CHS n’est pas étrangère, encore, à la perspective de pouvoir y détacher des militants payés par les employeurs. Ces détournements ou arrangements sont évoqués aux différents échelons syndicaux où l’on ne refuse pas de troquer des coutumes communautaires plus ou moins obsolètes contre de nouveaux acquis sonnants et trébuchants. En 1957, le syndicat de Dunkerque renonce ainsi à paralyser le port lors des obsèques de victimes d’un accident en échange du versement d’une aide substantielle à ses proches.

Les ouvriers poussent à ces compromis marqués au sceau d’un fatalisme mâtiné de bravade face aux coups du sort. Sans contester que le syndicat puisse s’intéresser à leur sécurité, beaucoup critiquent les mesures mise en oeuvre. Au regard des dangers encourus, les moyens déployés paraissent dérisoires, à l’exemple des filets tendus pour prévenir les conséquences de chutes d’hommes ou de marchandises. Les récriminations visent l’inadaptation de casques accusés de restreindre l’angle de vision, les gants qui empêchent une bonne préhension, les masques sous lesquels on suffoque… Synonyme de gêne dans l’exécution des tâches, le respect des règles de sécurité pâtit aussi de ce qu’il a un coût pour les dockers eux-mêmes. Limiter le poids des palanquées, interrompre le mouvement des charges mal serrées, arrêter de travail sous prétexte qu’une grue vire au-dessus de l’équipe, ralentit la cadence. Le montant des primes s’en ressent, cependant qu’aller vite, c’est aussi se débarrasser d’un chantier ingrat ou mal rémunéré.

À distance des sujétions concrètes de la manutention et des bordées, les permanents syndicaux jouent un rôle décisif. Leur persévérance n’est pas de trop pour contenir, sinon vaincre, les résistances ouvrières aux mesures de sécurité. La chronique abonde en violations des consignes. A Rouen, Dunkerque ou Marseille, sites par ailleurs combatifs, les militants échouent à convaincre la base d’abandonner le travail au rendement. L’opposition n’a pas toujours la franchise des votes à mains levées. Les mêmes hommes qui, en assemblée générale, approuvent les normes syndicales, s’empressent de les enfreindre dès que le délégué a le dos tourné. Pour peu que ce dernier s’attarde ou tance un contrevenant, il n’est pas rare qu’on lui demande s’il est « payé par la Sécurité sociale » (S. Coutant, 1996, 149). Tous les responsables ne témoignent pas d’une détermination égale à celle de leurs homologues havrais qui, forts de la discipline à l’honneur localement depuis 1928, mettent à l’amende ou interdisent temporairement l’embauche des récalcitrants, simples dockers ou « gros chefs » - jusqu’à 8 jours, en 1938, pour un contremaître - surpris en flagrant délit d’entorse aux règles de sécurité. L’énergie et la forte personnalité des dirigeants ne dispense pas d’argumenter. Aux attitudes de dénégation ou de défi, les délégués jouent sur cette part de la culture des docks qui, instruite par l’expérience du travail et forgée dans l’adversité sociale, entremêle valeurs de solidarité, aspiration à la dignité et principes syndicalistes. A ce titre, l’égoïsme et la servilité confondus des « sportifs », « gros bras », « morphalous » et autres « risque-tout » suscitent le mépris. « Camarades, faites honneur à votre métier […], tr-availlez correctement », édicte le syndicat de Saint-Malo à l’adresse de dockers que leur intempérance rend dangereux.

Contre une exploitation plus soucieuse des marchandises que des hommes - « Vous valez mieux que ces matières », s’écrie un syndicaliste calaisien -, les militants en appellent au sens de l’honneur et au respect de soi, deux notions dont la proximité avec celle d’intégrité en suggère la dimension corporelle. « Docker, ton corps est à toi », proclame l’organe fédéral comme pour mieux souligner l’une des conditions préalables de l’indépendance érigée en aspiration et acquis majeur, voire distinctif, de la profession.